Pour
éviter les excès de l'ancien Carnaval de Saint-Pol,
qui était autrefois si connu par ses excentricités
et ses brutales joyeusetés, et aussi réputé
dans tout le Nord de la France, l'administration municipale avait
dû édicter de sévères règlements
de police.
Pendant
trois et même quatre jours, les rues et les places de la
ville étaient livrées aux masques et aux curieux.
Partout retentissaient aimables grossièretés, mordantes
épigrammes, adorables obscénités, charmantes
impertinences, mystifications inattendues et transparentes allusions
accompagnées par l'air du Carnaval. Il fallait être
Saint-Polois dans l'âme pour ne pas être stupéfait
de cette folie rageuse de la mascarade saint-Poloise, où,
le "Roi-Masque" avait la liberté de courir après
le spectateur, de le fouetter, de le battre, de le rosser selon
son bon plaisir.
Pour éviter les
abus qui pouvaient faire risquer aux spectateurs d'avoir leurs
vêtements salis et déchirés, et même
de voir leur sang couler, l'administration municipale dut mettre
en vigueur des réglements de police.
Le premier règlement
date de 1827. Il a été publié sous toutes
les municipalités qui se sont succédées,
et il fut de nouveau publié le 17 février 1889 à
la suite de scènes de désordre qui se sont produites
le 6 janvier 1889, jour des Rois.
Il était évidemment nécessaire de publier
un tel règlement pour mettre fin aux intentions malveillantes
de ceux qui profitaient du Carnaval pour assouvir une vengeance
quelconque.
C'en était néanmoins fini de l'ancien Carnaval tel
qu'il avait existé. Mais, sa majesté Saint-Poloise
du Carnaval ne s'est pas éteinte comme la chandelle soufflée
par le vent ; au fil des années, celui-ci à plutôt
évolué, perdant bien-sûr ce caractère
tout particulier d'originalité qui le distinguait des autres
carnavals.
Pour
anecdote, un extrait de la "Gazette des Tribunaux" du
4 avril 1833 :
"On
nous écrit de Saint-Pol : il existe à Saint-Pol,
à l'époque des jours gras, un usage aussi cher aux
habitants indigènes qu'incommode et fastidieux pour les
étrangers: les masques courent les rues, armés de
battes et de houppes, fustigeant et poudrant les passagers inoffensifs.
Or il advint le 19 février dernier que la voix aigre du
bedeau Saint-Polois, accompagné du tintement obligé
de la crécelle funèbre, recommandait aux fidèles
l'âme d'un trépassé. Trompée par la
robe rouge et noire du recommandeur, la bande joyeuse des enfants
du carnaval, qui parcourait à ce moment les carrefours
du chef-lieu, le prend pour un des siens et veut l'obliger à
fraterniser. Le malheureux ouvrait la bouche pour répéter
la formule obligée: "je recommande à vos prières,
etc...". Une poignée de farine vient aussitôt
fausser la note. Il veut agiter sa crécelle, un coup de
batte l'oblige à la lâcher. Il réclame du
secours auprès du poste de la mairie, mais les insouciants
"bizets" se prennent à rire en voyant la tunique
funèbre du bedeau transformée en livrée de
meunier.
On assure que les jeunes filles de Saint-Pol montrent avec orgueil
les traces de la poudre du carnaval à côté
de la cendre du curé, et que celles d'entre-elles qui sont
dédaignées de la houppe et du fouet éprouvent
de ce délaissement un douloureux dépit; le pauvre
bedeau leur eut volontiers cédé son tour.
Battu, poudré par les masques, raillé par les gens
du poste, les épithètes de "canailles",
etc... sortent enfarinées de sa bouche mécontente.
Malheureusement, la police était là, sans batte,
sans houppe, sans crécelle, et les plaintes du recommandeur
furent transformées par elle en outrages par paroles envers
la garde nationale.
Cité devant le tribunal correctionnel, le bedeau fut acquité.
Néanmoins, un des motifs du jugement rendu par le tribunal,
sous la présidence du célèbre Président
Fourdinier, parut au ministère public injurieux pour la
milice citoyenne de Saint-Pol, et il interjeta appel.
Devant les juges de St-Omer, le bedeau masqué malgrès
lui, s'est présenté avec l'air d'un confrère
allant à l'offrande. Interrogé par Mr le président,
"je me nomme, a-t-il dit, x...., tout à l'heure âgé
de 67 ans, recommandeur des morts, membre de la société
de St-Roch. J'étais en fonctions quand on m'a z'insulté,
dont auquel je n'avais jamais fait de tort à personne,
ainsi que vous allez le décider comme des magistrats estimables"
Cette défense, prononcée sur le ton d'une "recommandation
de trépassé", a désarmé M. Sénéca,
substitut, et sur ses conclusions, le tribunal a rendu x... à
ses pratiques.
Le bedeau, en entendant le jugement qui l'acquitte, fait aux juges
trois profondes révérences, adresse un salut affectueux
au ministère public et se retire d'un air grave."
Ed.
Edmont disait déjà en 1908 que le Carnaval de Saint-Pol
n'était plus que l'ombre de lui-même. Pourtant, jusque
vers le milieu du siècle dernier, il s'était fait
une bonne réputation dans le Nord de la France.
Des notices intéressantes sur le Carnaval de Saint-Pol
furent publiées par C. Crépeaux, en 1836, par Bruno
Danvin en 1843 et par Ed. Edmont en 1908.
En puisant largement dans ces intéressantes notices, essayons
de retracer brièvement son déroulement en quatre
actes: dimanche, lundi, Mardi Gras et Mercredi des Cendres.
Le
dimanche voyait l'arrivée de l'avant-garde de la troupe
indisciplinée de "chés carnavals". Les
"salops", ainsi nommés, avaient pour mission
de faire place nette pour préparer l'arrivée du
gros du peloton.
Tôt
le lundi matin, Carnaval s'éveille et armés de martinets
ou de férules, les magisters invitent les "gaspiots"
de la ville et des faubourgs à s'asseoir sur le pavé
ou dans la boue, pour recevoir une bonne instruction, sous l'habile
direction des maîtres, usant du bon-point ou du bâton.
Tout ceci se terminait évidemment en chahuts monstres.
Mais ce n'était là qu'escarmouches insignifiantes
comparativement à la grande échauffourée
de l'après-midi.
On assistait alors à un véritable défilé
de costumes: les Postillons ou Charretiers, les Poudreurs ou Perruquiers,
les Ramoniers avec leur "ramon d'bos", les Chavetiers,
les Arquebusiers et les Cacheux, les Apothicaires, les Péqueux
sans oublier évidemment les Pierrots, Bergères,
Gilles, Scaramouches, Caches-à-loques, ....
Toute cette troupe de masques aux costumes multicolores, frais
et brillants, dansait alors infatigablement au son de l'air populaire
qui s'est transmis de génération en génération
aux vieux Saint-Polois.
Réminiscence probable
de l'occupation espagnole, le roulement des tambours de basque
était l'instrument le plus représentatif de notre
carnaval. Et "tous les crinchonneux de Saint-Pol étaient
réquisitionnés et chargés de racler leurs
trin-nien-niens du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au matin".
Chacun de ces personnages possédait son petit instrument
avec lequel il faisait les plaisanteries les plus drôles,
les farces les plus mauvaises: fusil avec lequel on vous soufflait
du son ou de la farine dans les yeux et dans les oreilles, seringue
remplie de boue qu'on lançait sous les cotrons des femmes
et des jeunes filles ...
Certains en profitaient alors pour faire la critique des moeurs
et des institutions. Tout évènement ridicule ou
scandaleux que la rumeur avait répandu se trouvait mimé
dans ses moindres détails, non sans en ajouter. Parodie
des scènes de la vie, genre héroï-comique,
bouffonnerie, genre burlesque, comédie, chaque masque jouait
parfaitement son rôle.
Mardi-Gras
arrive, c'est le jour "j" du carnaval. Pour ce jour,
ils ont réservé leurs costumes les plus riches et
les plus élégants, leurs mascarades, leurs cavalcades
et leurs chars. Le masque devient le Roi de la rue, il vous blanchit,
vous noircit, il vous arrose avec tous les produits imaginaires,
vous lance poudre, sel, poivre, farine, ... dans les yeux, les
oreilles, vous bat, vous fouette. Personne n'est respecté.
Tout semble permis et tout semble naturel aux Saint-Polois enivrés
de carnaval. "plus ils sont battus, houspillés,
mystifiés, plus ils sont contents, plus ils considèrent
ces agréables manifestations du masque comme des signes
d'amitié et d'estime".
Certains se donnaient en martyrs au Carnaval. Ils méprisaient
à un tel point la douleur, qu'ils venaient braver leurs
bourreaux. Ils s'asseyaient par terre et subissaient sans broncher
tous les châtiments corporels que leur infligeaient tous
ceux qui en avait l'âme. Et, tout "esquintés",
leur plus grande joie était de recevoir les félicitations
de leurs tortionnaires.
Mercredi
matin, chacun se souvient qu'il est poussière et qu'il
retournera en poussière. A Saint-Pol, c'est le calme qui
suit la tempête. On se refait quelque peu, car vers midi,
nos masques se revêtent d'une grossière couverture
de couleur grise, verte ou jaune et traînent "lugubrement"
avec eux un mannequin représentant Carnaval agonisant,
accoutré d'oripeaux délabrés et couverts
d'écriteaux de circonstance. Alors là on assiste
à d'amusantes parodies du monde médical. On essaie
tous les vieux remèdes du monde pour parvenir à
guérir Carnaval. Des cris jaillissent "il en mourra
!, il en mourra !", dans un dernier sursaut nos masques répondent
: "il n'en mourra pas !, il n'en mourra pas !". Mais,
l'état de santé de Carnaval s'aggrave et l'ultime
opération a lieu: celle de lui enlever les viscères
et de les lui remplacer par d'autres. Hélas ! Carnaval
se meurt ! Carnaval est mort ! Nouvelle parodie: celle de l'office
des morts. Aussitôt commence la danse macabre autour de
l'agonisant.
Les dernières offrandes lui sont offertes: poudre, eau,
coups de fouet, de martinet, ... Le monde carnavalesque se libère
de tout dans un dernier relâchement, et, suprême sacrifice,
Carnaval est offert aux flammes autour desquelles s'exécute
la dernière ronde endiablée.
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